Echanges sur le numérique écoresponsable en bibliothèque et en science ouverte

La commission Bibliothèques Vertes de l’Association des Bibliothécaires de France (ABF) vous propose des regards croisés sur deux journées d’étude récentes ayant traité d’enjeux écologique du numérique, au sein desquels la commission Bibliothèques Vertes ABF est intervenue :

  • La journée d’étude Mediadix du 20 juin 2025, intitulée Double injonction ou vraie convergence : les bibliothèques entre transition écologique et transition numérique
  • Les journées CasuHal du 23 au 25 juin 2025 sur le thème Impact des enjeux sociétaux et des évolutions de la recherche sur HAL, comprenant un atelier-débat intitulé HAL, acteur de la transition écologique ?

Dans ce billet, rédigé par Julie Curien et Jean-Marie Feurtet, nous vous proposons nos retours sur des problématiques rencontrées, en bibliothèques de lecture publique comme dans celles de l’enseignement supérieur et de l’information scientifique et technique, en matière de numérique écoresponsable.

I. La bibliothèque entre transitions écologique et numérique

Nous commençons avec la journée d’étude Mediadix du 20 juin 2025, « Double injonction ou vraie convergence : les bibliothèques entre transition écologique et transition numérique », dont nous vous partageons le programme, a réuni chercheurs, experts et bibliothécaires pour échanger sur les objectifs environnementaux des bibliothèques dans un contexte paradoxal de dématérialisation croissante des offres et services culturels.

A. La transition écologique & numérique, double injonction, par Hugo Lauret 

Selon Hugo Lauret, doctorant en sciences de gestion au Laboratoire d’Économie et de Sociologie du Travail (CNRS – Aix Marseille Université), les transitions numériques et écologiques entretiennent une relation ambigüe : elles sont à la fois complémentaires (par des usages numériques jugés à faibles émissions, par exemple) et incompatibles (en raison de l’extraction de terres rares que le numérique suppose, ou encore la consommation énergétique qu’il engendre). La question de l’impact écologique du numérique est centrale dans le domaine de la culture, dans la mesure où ce secteur, interdépendant d’autres secteurs, s’inscrit dans une transition numérique permanente et en ce que les données culturelles représentent, selon les données de l’ADEME, 3/4 des émission de gaz à effet de serre du numérique.

Dans son travail de thèse, Hugo Lauret s’est interrogé sur la problématique suivante, appliquée au domaine des arts numériques tout particulièrement : quelles tensions les interactions entre la transition numérique et la transition écologique entraînent-elles dans une organisation du secteur culturel ?

Le cadre théorique posé par Hugo Lauret relève de l’approche par les paradoxes, en partant d’une typologie de facteurs de paradoxe et d’une typologie des tensions organisationnelles, pour situer comment un travail sur l’écologie du numérique peut prendre place dans une structure. Il désigne en particulier 4 types de tensions :

  • Tensions d’appartenance : tensions entre valeurs individuelles et valeurs collectives, dans un contexte où les valeurs écologiques comme les usages du numérique diffèrent selon les individus et les groupes ; des logiques professionnelles concurrentes contribuent également aux tensions d’appartenance
  • Tensions de performance : promouvoir le numérique ou limiter les usages du numérique ? il existe aussi des tensions entre le coût financier du numérique et son coût environnemental
  • Tensions d’organisation : flexibilité versus rigidité, dans un environnement de complexités organisationnelles caractérisant notamment les structures culturelles
  • Tension d’apprentissage : résistance au changement versus un besoin fort de développement de compétences avec une offre de formation à étoffer

Ces types de tensions, rencontrant des intérêts différents sur lesquels travailler, s’expriment en fonction de plusieurs types de facteurs, parmi lesquels des facteurs environnementaux (dont rareté des ressources financières, humaines et temporelles, prise en compte du tournant écologique) et des facteurs cognitifs (comprenant des parts de variation culturelle et conjoncturelle).

La gestion des dynamiques de tension repose, d’après l’analyse d’Hugo Lauret, sur l’identification des nœuds d’amplification de tension d’une part, des nœuds d’atténuation des tensions d’autre part. Le processus de gestion connaîtra plusieurs étapes : réaction défensive -> réaction intégrative / dynamique -> acceptation -> confrontation -> transcendance. Dans un accompagnement à l’organisation du travail d’une structure, il s’agit de partir des diversités de pratiques, valeurs, intérêts et logiques professionnelles pour tendre à une organisation où les acteurs sont informés et investis sur les enjeux du numérique, et où une approche convergente peut voir le jour sur les niveaux tant stratégiques qu’opérationnels.

B. Les impacts environnementaux du numérique, par Gauthier Roussilhe

Gauthier Roussilhe, expert scientifique sur les effets environnementaux de la numérisation (auprès de l’ADEME, la Banque Mondiale, France Stratégie, la Commission Européenne…) et doctorant à l’Institut royal de technologie de Melbourne, a ensuite éclairé les impacts du numérique sur le plan environnemental avec deux questions :

a) Quelle empreinte environnementale du secteur numérique, quelles tendances ?

La première question requiert de clarifier le périmètre du numérique, très étendu : équipements divers et variés des utilisateurs (jusqu’aux objets connectés ?), réseaux de communication, centres de données… Avec une limite notable : notre référentiel pour établir ce périmètre, issu de critères de comptabilité, date de 2008. Les données d’études 2020 et 2022 de l’ADEME et l’ARCEP montrent la répartition de l’empreinte environnementale entre ces trois ensembles du périmètre du numérique et ses tendances évolutives en France : augmentation de l’impact, très élevé, des centres de données, fort taux d’impact des équipements (au même niveau ou presque que celui des centres de données), faible taux d’impact des réseaux. Gauthier Roussilhe invite à penser en cycle de vie du numérique : extraction des ressources -> fabrication -> transport -> usages -> fin de vie. L’évaluation des impacts du numérique rencontre ces étapes, qu’il s’agisse de mesurer les consommations d’énergie, les émissions de gaz à effet de serre, la consommation d’eau…

b) Est-ce que le numérique sert la transition écologique ?

Gauthier Roussilhe fait le constat d’un discours dominant, dans les médias tout particulièrement, sur des impacts positifs du numérique sur le plan écologique ; il alerte cependant sur le fait que ces discours dominants sont non vérifiés et donc très largement susceptibles de véhiculer des messages erronés. Il s’agit au contraire d’accepter notre absence de connaissance fine sur le fait que le numérique serve ou non la transition écologique : un champ de recherche complet reste à explorer, avec une part d’expérimentation, pour obtenir des réponses sur « comment ça marche » et « où ça marche ». Gauthier Roussilhe éclaire en particulier sur la large taxonomie d’effets à étudier pour comprendre l’ensemble des impacts écologiques du numérique (chaque effet est suivi, en italique, d’un exemple concret dans le tableau ci-après) :

Effets directs de premier ordreEffets indirects de second ordreEffets indirects de plus grand ordre
Empreinte extraction, fabrication, usage, fin de vie…
Exemple : empreinte de mon GPS
Optimisation, gain d’efficacité
Mon app de navigation me permet de réduire mon temps de trajet
Rebond indirect
Je réinvestis les économies d’argent, de temps réalisées
Substitution
Mon app de navigation remplace une carte routière
Rebond macro-économique / transformation sociale
Transformation du système de transport, gestion du trafic
Rebond direct
Je me déplace plus car les trajets sont moins longs
Induction
J’achète un support pour téléphone pour ma voiture

Gauthier Roussilhe présente aussi un outil utile, consistant à construire un arbre des conséquences par problématique posée, dans un contexte donné. Il s’agit d’identifier notamment les conditions de réussite et d’échec lié au contexte de la problématique rencontrée. Un autre point de vigilance consiste à s’inscrire dans une bonne temporalité : la transition relève de l’endurance et non du sprint, une solution numérique devant maintenir des impacts nets positifs dans la durée au-delà du seul instant.

En conclusion, Gauthier Roussilhe pose deux échelles d’observation et d’action :

  • Une échelle globale où les conséquences du développement du numérique ne changent pas ou peu les grandes tendances d’émissions actuelles
  • Une échelle ciblée, celle d’une organisation, sur laquelle il est plus aisé d’agir : les conséquences environnementales potentielles et réelles peuvent être facilement évaluées et aident à faire ressortir les rapports de force et… expérimenter des solutions.

C. Une approche permaculturelle du numérique, par Priscille Legros

Priscille Legros, professionnelle du conseil et de l’accompagnement au numérique responsable au sein de sa structure intitulé « La bouture numérique » (comprise dans la coopérative Elycoop), a ensuite présenté les atouts d’une approche permaculturelle du numérique pour concevoir ces enjeux et leur traitement de manière systémique et dans une logique de design.

Selon Priscille Legros, la culture numérique repose sur des flux d’informations dans un environnement, le numérique, fondé sur le commun, rencontrant les caractéristiques suivantes aussi nombreuses que variées : instantanéïté, décentralisation, asynchronicité, multilatéralité, persistance. Mais aujourd’hui, le numérique semble avoir évolué vers de l'(agri)culture intensive, du fait de son inscription dans une hyper-concentration économique, une captation de l’attention et des données, la vente à grande échelle, etc. Et la course à la performance règne : vidéos et photos en haute définition voire ultra haute définition, logiciels et machines de plus en plus puissants et performants, espaces de stockage gratuits « illimités »… Ces lignes d’évolution comprennent des parts d’ombre : les impacts environnementaux mais aussi la fracture et l’inaccessibilité numériques persistantes pour 10 millions de Français d’une part, les travailleurs de l’ombre dans le domaine du numérique d’autre part.

Qu’est-ce que la permaculture et en quoi peut-elle utilement constituer une ligne de conduite en matière de numérique ? La permaculture consiste en prendre soin de la terre et de l’humain et à s’inscrire dans une dynamique de partage équitable. David Holmgren, qui la situe comme un système holistique qui imite les écosystèmes naturels, a formulé 12 principes qui constituent les piliers de la permaculture, avec quelques exemples d’application en bibliothèques :

  • Observer et interagir 
  • Collecter et stocker l’énergie : exemple de vélo-bureaux en bibliothèques
  • Obtenir une production 
  • Appliquer l’autorégulation et accepter la rétroaction
  • Utiliser et valoriser les services et ressources renouvelables : exemple de recyclage de puces RFID
  • Ne pas produire de déchets 
  • Partir des structures d’ensemble pour arriver aux détails
  • Intégrer plutôt que séparer : la mutualisation est dans l’ADN des bibliothèques
  • Utiliser des solutions à petite échelle et avec patience 
  • Utiliser et valoriser la diversité
  • Utiliser les interfaces et valoriser les éléments en bordure : explorer des dispositifs low-tech en bibliothèque
  • Utiliser les changements et réagir de manière créative

Priscille Legros conclut sur les convergences entre vision permaculturelle du numérique et principes fondamentaux des bibliothèques : partager les savoirs équitablement, placer le vivant (dont les humains) au cœur des projets, faire vivre le territoire, remettre le numérique dans le temps long de la conception, de l’observation et de l’expérimentation, avancer pas à pas et accepter l’erreur, chercher de nouvelles voies.

D. L’encadrement juridique, par Djilali Taiar

Djilali Taiar, doctorant à l’Université d’Artois sur les activités numériques au prisme du droit de
l’environnement, a clôt la matinée de cette journée d’étude en présentant des éléments sur la réglementation applicable aux activités et utilisation du numérique en bibliothèque.

Djilali Taiar explique d’abord que la réglementation environnementale du numérique correspond à un cadre juridique en cours de structuration (comme nous l’évoquions en 2023 dans notre billet Quels cadres juridiques pour la sobriété numérique ? ) :

  • Loi n°2020-105 du 10 février 2020 relative à la lutte contre le gaspillage et à l’économie circulaire (loi AGEC)
  • Loi n°2021-1104 du 22 août 2021 portant lutte contre le dérèglement climatique et le renforcement de la résilience face à ses effets (Loi Climat et résilience)
  • Loi n°2021-1485 du 15 novembre 2021 visant à réduire l’empreinte environnementale du numérique en France (Loi REENF)
  • Loi n°2021-1755 du 23 décembre 2021 visant à renforcer la régulation environnementale du numérique par l’ARCEP
  • Loi n°2024-449 du 21 mai 2024 visant à sécuriser et réguler l’espace numérique

Il souligne également l’une des missions des bibliothèques, promouvoir l’accès au numérique et à son utilisation, avant d’évoquer :

  • Les biens matériels du numérique qui rencontrent des problématiques encadrées comme suit :
    • Acquisitions : pour « les services de l’Etat ainsi que les collectivités territoriales et leurs groupements » (Loi AGEC articles 55 et 58), 20% minimum des achats d’équipements numériques pour des produits issus de l’économie circulaire et obligation de « pren[dre] en compte » l’indice de durabilité des « produits numériques »
    • Utilisation : pas de dispositions spéciales, mais des cadres sont donnés pour prolonger la durée de vie des appareils, former les agents à l’entretien des appareils et à la sobriété numérique
    • Défection : pour les services de l’Etat ainsi que les collectivités territoriales et leurs groupements » (Loi REEN article 16), 50 % des équipements informatiques fonctionnels doivent être réorientés vers le réemploi et la réutilisation – cet objectif a été précisé ensuite l’objectif par le décret du 12 avril 2023
  • Les services numériques, pour lesquels nous avons une obligation de promouvoir les logiciels éco-conçus, et plus largement l’éco-conception des services numériques. La labellisation Numérique Responsable vient aussi jouer un rôle de valorisation de démarches responsables.
  • La loi REEN (article 35) prévoit également que les communes de plus de 50 000 habitants se dotent d’une stratégie numérique écoresponsable.

Quid de la sensibilisation des usagers à la sobriété numérique ? Cet item n’est pas présent sous forme d’obligation légale dans le cadre législatif actuel, sauf en ce qui concerne l’enseignement supérieur et donc, plus ou moins directement, les bibliothèques universitaires. La mission de formation au numérique, en revanche, existe et peut intégrer des éléments sur les impacts environnementaux.

E. Le numérique écoresponsable en pratique, par Julie Curien

Julie Curien, bibliothécaire en poste à l’Université Paris-Est Créteil où elle occupe notamment la fonction de Référente DDRSE (Développement durable et responsabilité sociétale & environnementale) du Service Commun de la Documentation, pilote la commission Bibliothèques Vertes de l’Association des Bibliothèques de France (ABF). Après un temps de présentation de l’activité de cette commission et de son site web https://bib.vertes.abf.asso.fr, Julie Curien a organisé son intervention en deux parties :

a) Le numérique, à la croisée d’enjeux complexes voire contradictoires

Julie Curien a proposé de parcourir ces enjeux complexes et contradictoires du numérique, éclairés par le fruit d’échanges professionnels notamment au sein de l’ABF (commission numérique en ce qui concerne les usages, commission Bibliothèques vertes en ce qui concerne les questions d’écoresponsabilité avec des billets publiés à ce sujet dans la rubrique numérique du site web Bibliothèques Vertes ABF) :

Usages : Le numérique est loin d’être un non-sujet aujourd’hui, dans la mesure où il est plus que jamais intégré dans les sociétés et tant ses usages sont nombreux et variés. Il s’agit de faire le constat d’une réalité sociétale où le numérique est présent dans presque tous les niveaux de nos vies, à des degrés plus ou moins élevés. Nous sommes presque tous, et presque tout le temps, connectés à internet via une multitude de terminaux variés. Les usages sont en augmentation constante a priori pour les personnes déjà utilisatrices du numérique, avec une vitesse de développement fulgurante à l’image des dernières technologies implantées autour de l’intelligence artificielle qui viennent modifier encore notre rapport aux technologies numériques préexistantes. Presque : dans le contexte de ce développement exponentiel du monde connecté, les fractures numériques n’ont aussi jamais été aussi élevées (âge, cps…). En effet, comment des individus n’ayant pas accès au numérique et/ou n’ayant pas de compétences numériques peuvent composer dans des sociétés ayant autant adopté le numérique comme mode de fonctionnement ?

Impacts environnementaux : parlons à présent d’un sujet moins visible, moins évident, celui des impacts environnementaux du numérique, qui sont proportionnellement plus conséquents à mesure que le recours au numérique s’intensifie et s’accroit. Au départ et pendant plusieurs décennies, ce qu’on a appelé la « révolution numérique » et l’émergence des « Nouvelles Technologies de l’Information et de la Communication » ont été associées à des perspectives de services et d’activités « zéro papier » avec un imaginaire associé de sauvetage, relatif, des forêts. On imaginait que c’était une bonne chose pour l’environnement, donc. MAIS attention, il est important de mesure qu’en fait, quand on parle de “dématérialisation”, ce n’est pas la réalité du numérique : le numérique relève lui aussi d’une “matérialisation” elle-même très impactante pour la planète. La dématérialisation est une fiction : le processus de dématérialisation est marqué par des effets rebonds démultipliés, marqués par une exploitation massive des ressources de la nature ou de la biosphère, déchets non traités et non traitables, consommations exponentielles de flux énergétiques et d’octets, obsolescence souvent programmée. L’empreinte matérielle actuelle du numérique et de ses périphériques est déjà énorme et croît à grande vitesse. Dans le même ordre d’idées, le développement fort, actuellement, des intelligences artificielles, qui rencontrent notamment du succès auprès des jeunes générations (des enquêtes récentes révèlent des taux d’utilisation élevés par exemple de lycéens de l’IA pour l’aide plus ou moins avancée aux devoirs) rime avec performance et facilité d’emploi. Cette attractivité technologique forte, sans accompagnement spécifique global, porté souvent par des GAFAM, invisibilise le fonctionnement de ces technologies, leurs biais et leurs impacts environnementaux pourtant colossaux.

Ecoresponsabilité : c’est alors compliqué de parler de numérique écoresponsable, mais il est néanmoins indispensable de réfléchir et d’agir sur les enjeux d’écoresponsabilité appliqués au numérique, pour participer à la réduction des impacts environnementaux. Les mots mêmes pour désigner ces réflexions sont parlants, comme Jean-Marie Feurtet a pu en faire état, au titre de sa contribution à la commission Bibliothèques Vertes ABF, dans le billet Ecologie et numérique : de quoi parlons-nous ? En particulier, la notion de sobriété numérique, développée dans les années 2010, constitue une tentative de réponse à deux constats problématiques : un état d’ébriété numérique affectant les sociétés globalisées / interconnectées ; et l’’anticipation d’une fin programmée du numérique, le numérique constituant en effet une ressource finie s’épuisant très ou trop rapidement. Il ne s’agit pas, dans la compréhension que nous en faisons à l’ABF, d’entrer en soi dans des pratiques extrêmes de type abstinence complète et arrêt du numérique ou alarmisme. Mais il s’agit de rechercher le juste besoin : la sobriété numérique va nous amener à nous interroger sur ce dont nous avons réellement et simplement besoin, à faire des choix. Alors, des pratiques sobres sur le plan numérique vont permettre notamment :

  • De se désolidariser de ce qu’on peut désigner comme l’infobésité, la sur-connexion, les techno-stress
  • D’expérimenter d’autres postures comme l’écologie de l’attention (qui nous rappelle au soin de soi et d’autrui), le fait d’instaurer des temps de déconnexion et/ou de s’ouvrir à des dispositifs de slow-tech ou de low-tech le cas échéant

b) la bibliothèque, actrice du numérique écoresponsable

Nous en arrivons aux bibliothèques publiques, lieux ressources pour cultiver une approche écoresponsable du numérique et plus largement actrices d’un numérique écoresponsable. Tout d’abord : les bibliothèques ne peuvent pas faire l’impasse du numérique, qui est une des composantes importantes, aujourd’hui, de nos sociétés ; et sont déjà actrices de la transition numérique et de la transition écologique. Il reste à voir comment elles sont ou peuvent être actrices d’une approche responsable, et plus particulièrement écoresponsable, du numérique. Les points d’entrée suivants ont ainsi été abordés :

FOCUS 1, Accueil et médiations :

Les champs des services aux publics rencontrent des pratiques de numérique écoresponsable telles que

  • La mise à disposition et la mutualisation d’équipements numériques (accès internet et terminaux variés) : en acquérant, donnant accès sur place (ou à emporter dans le cas de prêts d’objets) et mutualisant des équipements en tant que service public de proximité, nous participons à un numérique écoresponsable, tout en œuvrant à réduire les fractures sociales du numérique en donnant un accès au numérique aux publics qui en sont les plus éloignés
  • Des médiations pouvant être proposées aux publics sur le numérique écoresponsable :
    • Pour sensibiliser les usagers au numérique écoresponsable, des dispositifs tels que la Fresque du numérique et le jeu sérieux Phone Impact, présentés ci-après, pourront utilement être intégrés dans un programme d’action culturelle.
    • Au-delà, les formations informatiques proposées aux usagers pourront aussi intégrer des points d’attention pour initier un usage plus économe en énergie à la gestion des mails, aux partages de fichier, aux recherches internet…
    • Pour ouvrir en complément le champ des possibles à d’autres usages que le tout numérique :
      • Savoir continuer de positionner les bibliothèques comme des lieux ressources pour l’information et la culture au-delà des seules problématiques numériques : la bibliothèque est aussi pour tous ceux qui le souhaitent un lieu de déconnexion au numérique, un lieu de reconnexion individuelle et relationnelle, un espace de repos et de découverte, d’ouverture sur le monde. On peut aller jusqu’à parler de #safeplace.
      • Donner à voir et à connaître d’autres pratiques non dominantes, comme organiser un repair café pour les terminaux numériques, un troc de matériels informatiques, présenter des démarches low-tech…

FOCUS 2, Outils et contenus :

  • Sur le plan des collections, qui est un sujet qui reste largement à investir et explorer, les pistes de travail sont aussi variées que nos supports documentaires et outils d’équipement, et sont fonction d’une analyse fine de l’ensemble des usages et effet… Livre ou lecture papier et/ou numérique ? Musique sur support et/ou musique numérique (le sujet avait été abordé dans cet autre billet)
  • Sur le plan des équipements, la recommandation est de favoriser autant que possible des outils de type analyse du cycle de vie (ACV). Pour œuvrer à plus d’écoresponsabilité, notons deux leviers : l’entretien et le réemploi.
  • Et si on parlait, enfin, des portails de bibliothèques et site web des bibliothèques ? Les bibliothécaires ont tout à gagner, à l’occasion d’une création de site ou d’une refonte de site, à intégrer la notion d’écoconception dans leur projet et plus largement dans toutes leurs pratiques de communication. L’écoconception c’est l’ « l’intégration des caractéristiques environnementales dans la conception du produit en vue d’améliorer la performance environnementale du produit tout au long de son cycle de vie » (Directive 2009/125/CE).

FOCUS 3, Cadrer l’activité et former les personnels :

Au cœur des bibliothèques actrices du numérique écoresponsable, il y a la politique d’établissement et les bibliothécaires, et leurs axes de travail :

  • Les ateliers de sensibilisation Fresque du numérique, Phone Impact, peuvent être proposés aux professionnels également, ils sont très éclairants !
  • Les partages de veille sont très intéressants à mettre en place aussi, avec des ressources clés sur le site internet de l’ADEME, le site web Minuméco (Mission interministérielle sur le numérique écoresponsable)
  • Des chartes du numérique écoresponsable peuvent constituer des points de départ intéressants pour amorcer des pratiques communes
  • Faire preuve d’écoresponsabilité vis-à-vis du numérique, c’est enfin et aussi… faire le lien avec ce qui ne relève pas du numérique : un exemple consiste à s’interroger sur l’utilité aujourd’hui de produire des cartes usagers papiers ou plastiques quand, quoi qu’il en soit, le compte numérique existe déjà…

F. Ressources pour s’informer et se former au numérique responsable

En clôture de la journée, des intervenants experts ont présenté des outils ressources pour s’informer et se former au numérique responsable en bibliothèque. Ces outils peuvent être utilisés tant pour les publics que pour les personnels :

  • Laurence Farhi (membre du Service Education et Médiation Scientifique de la Direction de la Culture et de l’Information Scientifique de l’INRIA) a présenté le MOOC Impacts environnementaux du numérique pour se questionner sur les impacts environnementaux du numérique, apprendre à mesurer, décrypter et agir, pour trouver sa place de citoyen dans un monde numérique (à venir prochainement : une nouvelle édition actualisée du MOOC, courant 2026 !)
  • Madeline Montigny (également membre du Service Education et Médiation Scientifique de la Direction de la Culture et de l’Information Scientifique de l’INRIA) a présenté le jeu sérieux Phone Impact pour sensibiliser aux impacts environnementaux des activités extractives liées à la fabrication des smartphones : plus d’informations sur ce jeu et sur son utilisation en bibliothèque dans notre billet Numérique éco-responsable : lumière sur le jeu sérieux Phone Impact
  • Priscille Legros est revenue présenter la Fresque du numérique, un atelier d’intelligence collective pour découvrir la face cachée du numérique, comprendre ses impacts environnementaux et repartir avec des clés : nous vous invitons à consulter notre autre billet éclairant cet atelier et ses utilisations possibles en bibliothèque La Fresque du numérique pour sensibiliser au numérique écoresponsable en bibliothèque

II. CasuHAL : atelier HAL, acteur de la transition écologique ? avec focus sur la science ouverte et les ODD

Nous poursuivons avec un focus sur l’atelier co-animé par Jean-Marie Feurtet, membre de la commission Bibliothèques Vertes ABF, et Alicia León y Barella le 24 juin lors des journées CasuHAL 2025, au titre interrogatif « HAL, acteur de la transition écologique ?« .

A. Présentation du cadre de l’atelier

CasuHAL, le club des utilisateurs professionnels de l’archive ouverte nationale HAL, organise chaque année des journées d’études qui sont l’occasion de réunir l’une des principales communautés professionnelles assurant l’appui documentaire au monde de la recherche et à la science ouverte en France. Du 23 au 25 juin 2025, ces rencontres, accueillies par le SCD de l’Université de Lille, ont été organisées au Learning center Lilliad, sur le thème de l’impact des enjeux sociétaux et des évolutions de la recherche sur l’archivage ouvert.

L’un des 4 ateliers parallèles du 24 juin au matin, animé par Alicia León y Barella et Jean-Marie Feurtet, avait pour thème « HAL, acteur de la transition écologique ?« , invitant à divers croisements avec les autres thèmes d’ateliers consacrés à la médiation/vulgarisation de la recherche, à l’intégrité scientifique, et au pilotage de la recherche. Bien que le thème de la science ouverte soit l’un des quatre sous-ensembles identifiés dans la catégorie « Numérique » de la carte mentale de la commission Bibliothèques vertes, les occasions d’approfondir spécifiquement cette problématique sont rares et CasuHAL en a donné une occasion inédite.

Les objectifs de l’atelier étaient les suivants :

  • Dresser un état des lieux du positionnement de la science ouverte aussi bien au regard de son empreinte environnementale d’infrastructure numérique, que des impacts positifs dont son développement peut être porteur
  • Identifier et prioriser les actions que CasuHAL pourrait porter, d’une part pour mieux permettre à la communauté HAL de « faire sa part » en termes de sobriété numérique, d’autre part pour amplifier et valoriser la diffusion ouverte de connaissances à portée écologique.

Le support présenté à l’occasion de cet atelier est disponible sur le site des journées CasuHAL 2025.

B. Déroulé de l’atelier et synthèse des échanges

Les débats de la matinée ont illustré les dilemmes pouvant se poser lorsqu’un outil d’abord bibliographique, tel que HAL, est convoqué, au-delà de ses missions et valeurs originelles, sur le terrain des relations sciences-société.

A l’instar d’autres manifestations de l’esprit humain dont les bibliothécaires sont familiers au quotidien comme les imaginaires, les compétences informationnelles…, la science ouverte peut sembler foncièrement ambivalente au regard des problématiques écologiques, ce qui peut expliquer que les enjeux “RSE” (responsabilité sociale et environnementale) demeurent souvent impensés dans les stratégies de ses acteurs. On note par exemple l’absence de mention à ces enjeux dans la feuille de route du CCSD (le Centre pour la Communication Scientifique Directe du CNRS, qui développe et porte l’archive ouverte HAL), situation d’ailleurs loin d’être exceptionnelle dans le paysage des opérateurs numériques.

La redondance d’archivage des fichiers numériques au sein de HAL, ou entre HAL et d’autres plateformes, constitue un facteur d’impact environnemental spécifique bien identifié par les participants, et dont le traitement suppose de coordonner des progrès en termes de curation de données, d’organisation et de bonnes pratiques, et même de signalement et de transition bibliographique (consolider l’identification, la description et l’archivage des versions d’une même œuvre de recherche scientifique). A contrario, les duplications d’articles peuvent trouver des motivations supérieures au regard des risques néo-obscurantistes inédits qui émergent au niveau mondial (pensons aux récentes menaces et coupes subies par des institutions socles de la confiance bibliographique internationale telles que la Library of Congress ou la National Library of Medicine).

Une attention particulière a ensuite été accordée à la place qu’occupe ou pourrait occuper le référentiel onusien des ODD (Objectifs de développement durable) et des indicateurs qui leur sont associés :

  • Au sein des interfaces de recherche et de médiation de la science ouverte (exemple du portail Explore d’OpenAire ayant récemment intégré une facette ODD) ;
  • Dans les outils et méthodes de bibliométrie – ici, la difficulté est certaine quant à identifier si tel article traite de tel ODD, choix qui relève davantage que d’une simple indexation matière ou genre/forme, et bien souvent de l’identification des contextes de production, de la portée théorique voire de l’application effective des contenus. Cette réalité complexe peut inviter à recourir à des outils de nouvelle génération : cependant, face à l’engouement en cours pour des modèles d’IA générative tels que OpenSDG.ai, Athena-Opix…, des solutions plus économes telles que des algorithmes ou une expansion du principe des nanopublications ne seraient-elles pas préférables ?
  • Dans la valorisation des politiques de recherche (par établissement d’enseignement supérieur et de recherche, par alliance et regroupement d’établissements…), terrain sur lequel les majors de la bibliométrie (Web of Science et Scopus notamment, là aussi à l’appui de modèles IA) cherchent à cultiver leurs propres plus-values.

A ce jour, il convient de relativiser l’ampleur des demandes de veille et de chiffres incluant les ODD faites auprès des équipes d’appui à la science ouverte. Les ODD sont davantage utilisés au service des bilans de politique générale des établissements de l’enseignement supérieur que du pilotage de la recherche, et l’accent est très diversement mis dans les documents-cadres des universités sur l’écologisation, non seulement des pratiques, mais aussi des objectifs même de la recherche et d’une réorientation des priorités de connaissances. Il convient également d’interroger la stabilité du référentiel construit autour des ODD, dont on ne peut exclure qu’il connaisse de nouvelles évolutions au-delà du terme de la période 2015-2030, à laquelle s’applique l’Agenda 2030 de l’ONU. L’implémentation (aussi souple et fiable que possible) d’autres référentiels à vocation socio-environnementale, c’est-à-dire visant des fins et répondant à des visions dont les nuanciers sont particulièrement larges, pourrait, enfin, s’avérer être complémentaire des ODD. Par exemple, on pourrait penser au traitement des neuf limites planétaires, au référencement de certains types d’appels à projets ayant entraîné des financements, à des chiffrages de bilans environnementaux associés à chaque projet scientifique si ces métriques venaient à se répandre davantage… Autant de pistes qu’il nous semblerait intéressant d’explorer.


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