Ecologie et numérique : de quoi parlons-nous ?

La Commission Bibliothèques Vertes ABF vous propose dans ce billet, rédigé par Jean-Marie Feurtet, d’ouvrir le sujet de l’écologie & du numérique en commençant par s’interroger sur le vocabulaire pour désigner ce sujet et, au-delà, ses significations et résonances aujourd’hui : approches terminologiques d’une conjugaison incertaine, l’exploration est ouverte.

Si la Commission Bibliothèques Vertes ABF a recours, pour travailler les enjeux environnementaux, à un adjectif de couleur, utilisé comme un signal, le présent article vise à fournir, à propos de la question numérique, des points de repères sur un kaléidoscope sémantique, entre terminologies et idéologies, où les approximations, confusions voire récupérations peuvent être légion : nous nous proposons de poser ici certains termes et expressions essentiels pour exprimer les relations entre écologie et numérique, en vue d’une appropriation de ce sujet riche et complexe en bibliothèques.

Ecologie, numérique… et bibliothèques

Il semble que les regards environnementaux sur la question numérique reflètent en grande partie les déclinaisons de rapports, beaucoup plus globaux, aux dires et faires écologiques, ou inversement aux réalités associables au numérique compris comme objet sociotechnique. Les positions et discours des acteurs et contributeurs s’attelant à traiter des problématiques écologiques sous l’angle du numérique (comme causes, manifestations, solutions ou effets), ne prennent qu’à la marge une coloration véritablement singulière aux mondes de la culture, de l’enseignement, de l’information ou de la recherche. On pourrait en déduire un peu vite que les bibliothèques n’ont rien de très spécifique à avancer sur un terrain où s’interpénètrent des périmètres beaucoup plus vastes que leurs missions et zones d’interventions.

Toutefois, une myriade d’enjeux se dessinent plus spécifiquement en bibliothèques, en termes de numérique & d’écologie :

  • Du côté des médiations, avec des enjeux forts de sensibilisation des publics et des personnels aux problématiques
  • Du côté des mises en œuvre documentaires et organisationnelles, telles des traductions agissantes, scientifiques, pragmatiques et politiques, des connaissances et représentations sur les écosystèmes et le vivant : parmi les questions en jeu
    • Comment constituer des collections numériques en bibliothèques qui riment avec éco-responsabilité ?
    • Quid de l’information scientifique et technique (IST) identifiable à un degré élevé au fait numérique ?

Sans pouvoir être linéaire et sans devoir être simpliste, la liste ci-dessous tente de refléter un large éventail sémantique et de commencer à y apposer quelques premières notes à usages bibliothéconomiques.

Liste de vocables pour ouvrir et interroger le champ

DÉMATÉRIALISATION

Pendant plusieurs décennies, la « révolution numérique » et l’émergence des « Nouvelles Technologies de l’Information et de la Communication » (acronyme NTIC largement dévalué aujourd’hui) ont été associées aux perspectives de services et d’activités « zéro papier ». A l’instar de l’extraction du charbon de terre au XIXe s., les terminaux informatiques ont parfois été assimilés à des totems du sauvetage des forêts, et il est vrai que pour certains processus (administratifs notamment), les économies de papier et de voies postales pèsent significativement dans les mesures d’impacts. D’autre part, le passage à l’immatériel ne résume pas à lui seul la question des rétroactions vertueuses possibles entre écologie et numérique (comme le Green IT et l’IT for Green dont nous parlerons un peu plus loin) ; d’autre part, il correspond largement à un imaginaire, tant ce qu’on appelle « dématérialisation » relève en fait d’une autre « matérialisation » : le processus est en effet marqué par des effets rebonds démultipliés, impliquant extractivisme (exploitation massive des ressources de la nature ou de la biosphère), déchets non traités et non traitables, consommations exponentielles de flux énergétiques et d’octets sous le sceau de l’obsolescence souvent programmée… L’empreinte matérielle actuelle du numérique et de ses périphériques est déjà énorme et croît à grande vitesse.

TRANSITION NUMÉRIQUE

Le terme de « transition » est employé dans de nombreux domaines, associable, souvent à une approche politique et/ou s’appuyant sur une expertise dont on vise la mise en œuvre (transitions écologique, solidaire et énergétique actuellement sur les frontons ministériels, ou plus localement transition bibliographique), plus rarement au mouvement des territoires ou groupes « en transition ».

Ce terme implique en tous les cas l’existence d’un processus maîtrisé dont on détermine les points de départ et l’horizon d’aboutissement, et dont, idéalement, on demeure en permanence capable de réévaluer l’actualité, la pertinence ou la trajectoire en tant que de besoin. Une forme de dérive à ce concept pourrait consister à légitimer un cadre d’action (professionnel, politique, sociétal…) par la seule existence d’un processus en cours, voire par son accélération (ce dont le numérique a presque toujours été jusqu’à présent un facteur essentiel), tout en éludant tout ou partie des questionnements sur son bien-fondé, ses impacts et ses effets pervers ou à rebours d’autres objectifs verts.

Parfois qualifiée à l’origine de « révolution numérique » ou de « transformation digitale », la transition numérique désigne un phénomène (ou une nouvelle phase de phénomène) de mutation des organisations (administratives, économiques, privées…) lié à l’essor du web et des outils et pratiques numériques. La feuille de route gouvernementale « Numérique et environnement » (février 2021) vise la convergence des transitions écologique et numérique, où sensibilisation et bilans, maîtrise des empreintes et innovation sont considérés comme des leviers mutuels de chaque processus. Si la caractérisation de l’innovation comme une qualité (voire une fin) en soi reste l’un des considérants sous-jacents à la plupart des politiques publiques numériques (exemple : la labellisation Bibliothèques numériques de référence), la compatibilité des objectifs de transformations digitales et vertes est cependant largement interrogeable, et la promotion de celle-ci risque de cacher une totale absence de choix : quid ainsi de la sobriété numérique (que nous explorons un peu plus loin dans ce billet) ?

NUMÉRIQUE DURABLE

Cette notion est une transposition spécifique du « développement durable », formule diffusée suite au Sommet de la Terre (Rio 1992), dont les politiques de « croissance verte » ont généralement repris le pavillon. Le progrès technologique est alors considéré comme une réponse majeure aux enjeux de pollutions et de changements climatiques (et ce jusqu’au « solutionnisme technologique », qui tend à chercher des réponses techniques à des problèmes générés par d’autres techniques). Appliqué au monde des acteurs économiques et publics, le numérique durable s’est prolongé en numérique responsable (plus spécifiquement déclinable en écoresponsable) et comme volet des politiques de RSE (Responsabilité Sociale et Environnementale des entreprises et des institutions). Plusieurs décennies d’engagements souvent perçus comme insuffisants ou non tenus teintent aujourd’hui l’expression d’oxymore, par rapprochement avec le détournement conscient des préoccupations écologiques à des fins de communication ou de diversion (« greenwashing » : blanchiment-verdissement d’activités indirectement ou fondamentalement délétères pour l’environnement habitable par les humains). Autre effet de bord notoire de l’éco-responsabilité numérique : son tropisme en direction de la décarbonation, quand l’empreinte GES (Gaz à Effet de Serre) ne résume pas l’ensemble des passifs environnementaux des produits et pratiques qui participent amplement au dépassement en cours des limites planétaires.

A la lumière du terme anglais sustainability (qui à l’origine fut traduit en « développement durable », mais en appelle à la viabilité plutôt qu’à des formes de croissance à perpétuer) et des usages du couple anglo-saxon Green IT – IT for Green, d’emploi plus récent et spécifique, un jour de sincérité peut aussi être jeté sur l’importance d’exprimer des objectifs conjoints de durabilité et de responsabilité, l’écologie passant par le soin des hommes, du vivant et des choses.

L’informatique verte (Green IT, qui est aussi le nom d’un important collectif français dédié au numérique responsable) va généralement recouvrir des efforts réels, quoique souvent non massifs, de réduction des empreintes environnementales des usages (plus que des infrastructures) numériques, tout en se fixant d’éviter à tout prix le désastre d’un big crunch : effondrement numérique brutal.

L’informatique mise au service des causes environnementales et d’actions éco-humanistes (l’IT for Green étant un sous-périmètre de l’IT for Good : littéralement, « le numérique pour faire le bien ») esquisse une priorisation pour contingenter la virtualisation omniprésente (ou presque) des relations humaines, services, produits, etc. au quotidien – et ce, au-delà de l’approche par l’optimisation organisationnelle et énergétique des « systèmes intelligents » (« smart systems ») de haute technologie, à interroger : en bibliothèques par exemple, la perspective, dans les gestions de projet RFID (Radio Fréquence Identification), de passer à l’UHF (ultra haute fréquence) n’est-elle pas appelée à s’articuler avec une évaluation (plus poussée) des précédentes vagues d’équipements RFID ? A ces égards, la réalisation de bilans approfondis, comprenant un volet ACV (analyses de cycles de vie), mais aussi les démarches d’écoconception globales des produits et sites web ou de tout usage appelant des ressources informatiques, sont des étapes indispensables pour se séparer des idées reçues et des illusions confortables ou intéressées. Le mot d’écoconception étant défini comme « l’intégration des caractéristiques environnementales dans la conception du produit en vue d’améliorer la performance environnementale du produit tout au long de son cycle de vie » (Directive 2009/125/CE).

SOBRIÉTÉ NUMÉRIQUE

Cette expression s’est développée dans le courant des années 2010, en réponse à l’état d’ébriété numérique affectant les sociétés globalisées et interconnectées, et en considérant le numérique comme une ressource finie s’épuisant trop rapidement (à l’horizon 2050 d’après Frédéric Bordage dans Tendre vers la sobriété numérique, Actes Sud, 2021).  Tandis que la réponse politique aux déplétions énergétiques peut la fait confondre avec les chasses aux gaspillages et l’élaboration en urgence de mesures d’économies, la sobriété va au-delà du « moins » ou d’un simple signal de fin de l’abondance : elle ne saurait être assimilée à l’austérité, en ce sens qu’elle questionne la valeur de ce que nous faisons avant même de chercher à le faire le plus efficacement possible. Elle amène à interroger : de quoi avons-nous réellement et simplement besoin ?

Des pratiques sobres sur le plan numérique permettent notamment de se désolidariser de ce qu’on peut désigner comme relevant de l’infobésité (et de son possible corollaire l’infoxication), de la sur-connexion, de l’ultra-consumérisme audiovisuel ; à rebours de ces postures de pratiques excessives, parfois addictives, des pistes comportementales nouvelles relèveraient du cyberminimalisme (terme emprunté à l’autrice Karine Mauvilly), de l’écologie de l’attention (qui nous rappelle au soin de soi et d’autrui en alertant sur les conséquences sanitaires et sociales de la cyberdépendance et des techno-stress), et plus largement, du développement personnel par un ralentissement du rythme et un recours à la tempérance voire à la frugalité : pour poursuivre la métaphore alimentaire, se nourrir de peu ; maîtriser ses désirs et envies en le reliant à un besoin préalablement réfléchi.

L’éloge de la lenteur peut notamment ouvrir vers des mouvements collectifs comme le slow tech (ou encore le slow play s’appliquant au jeu vidéo) visant un usage parcimonieux, réfléchi et ciblé des hautes technologies. Au-delà, la forte sélectivité qui caractérise la sobriété numérique peut rencontrer des démarches plus drastiques relevant de stratégies de décroissance numérique. La pensée décroissante invite, en matière de numérique, à tracer des voies de résilience (en anticipant, par exemple, la possibilité d’effondrements numériques plus ou moins localisés dont les cyberattaques peuvent fournir des cas d’étude), à planifier la mise en œuvre d’une éventuelle désescalade technologique et de trajectoires alternatives aux cycles de renouvellement de matériels onéreux, complexes, voués à la raréfaction et/ou à l’élitisme. En considérant l’innovation comme une panoplie d’inventions à moindres coûts (plutôt que comme une succession de résolutions de problèmes en usant de nouvelles choses), le souci de maintenance (maintenir ou rétablir des équipements pour assurer leur fonctionnement continu et efficace, en pouvant avoir recours à la planification prédictive de ces opérations), le recours aux low tech (basses technologies auxquelles certaines solutions alternuméristes comme Raspberry ou Arduino sont parfois assimilées) voire au « no tech » (zéro technologie) peuvent s’imposer comme des méthodes agissantes de modifications des imaginaires ou des discours sur l’avenir.

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Cette première tentative d’inventaire des mots de l’écologie et du numérique, en vue d’une appropriation par les professionnels des bibliothèques, s’achève ici.

Le mot de la fin ou du commencement ? Au-delà de la pluralité des visions à l’œuvre, les bibliothèques sont bien placées, de par leurs missions, pour amener à (re)mettre le numérique à la juste place d’un outil, et non d’un objectif à poursuivre en soi ou à tout prix : un outil à questionner de A à Z pour construire une offre répondant au mieux aux besoins, tout en gardant à l’esprit les enjeux verts et la palette de notions présentées dans ce billet. Organes majeurs d’une économie de la fonctionnalité et des usages mutualisés, atouts collectifs et inclusifs pour dépasser collectivement toutes les formes de fractures numériques, les bibliothèques sont déjà et peuvent encore bien davantage devenir des vectrices et motrices de pratiques numériques renouvelées (sobres, alternatives et/ou décentralisées…).

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