La commission Bibliothèques Vertes de l’Association des Bibliothécaires de France (ABF) vous propose aujourd’hui un partage de réflexion et d’outillages émergents pour « faire des bibliothèques des refuges résilients face aux évènements climatiques » : c’est le titre du mémoire d’étude DCB (diplôme de conservateur des bibliothèques) 2024-2025 de Clément Grit, dont voici le résumé publié sur le site web de l’Enssib :
En s’interrogeant sur leurs responsabilités dans l’effort de transition écologique et en leur qualité de premier service public du pays, les bibliothèques publiques et universitaires sont appelées à se positionner comme d’éventuels refuges climatiques, tant au quotidien pour les populations les plus fragiles, que plus ponctuellement, à l’occasion de catastrophes naturelles d’ampleur. Les modalités de ces engagements sont toutefois diverses, à l’instar des questionnements, mutations et ressources nécessaires à pareille ambition. Confrontée à l’intensification des risques naturels liés au réchauffement climatique, cette dernière peut toutefois accompagner les bibliothèques dans la redéfinition de leur place essentielle dans la cité, et faire d’elles un atout certain de la résilience climatique de nos communautés.
Le traitement du sujet, complexe et actuel, des bibliothèques comme refuges résilients face aux catastrophes climatiques, s’est inscrit selon Clément Grit dans une démarche prospective. Nous vous recommandons vivement la lecture de ce mémoire, consultable à ce lien : Faire des bibliothèques des refuges résilients face aux évènements climatiques. En complément, le présent article vient, à travers une restitution d’un entretien téléphonique entre Julie Curien et Clément Grit en novembre 2025, éclairer les principaux enseignements de cette recherche, et les partager avec vous.
Pourquoi avoir choisi ce sujet ?
Clément Grit explique en ces termes son inspiration : à l’automne 2023, quand il préparait le concours de conservateur des bibliothèques, des événements climatiques sont survenus, notamment des tempêtes, et des bibliothèques ont servi dans ce contexte de lieu refuge. Clément Grit a démarré une veille sur ces enjeux, et c’est dans la lignée de ce début de recherche qu’il a proposé cette thématique de mémoire à l’Enssib dans le cadre de sa scolarité après avoir été lauréat du concours.
Une question de méthode
Pouvez-vous nous présenter votre méthodologie de travail sur cette thématique ?
Quelles lectures, pour commencer ?
Clément Grit cite notamment, pour ce sujet qui rejoint des sujets plus larges de bibliothèques et transition écologique, les sources suivantes :
- Les travaux de la commission Bibliothèques Vertes de l’ABF (dont le site web a été créé en 2022)
- L’ouvrage Engager les bibliothèques dans la transition écologique, coordonné par Reine Bürki aux Presses de l’Enssib dans la collection Boîte à outils (paru en 2023)
- La consultation de la littérature professionnelle (nationale, internationale) et des feuilles de route d’établissements et associations sur ces sujets
Quelles rencontres, ensuite ?
Clément Grit a tout d’abord élaboré et diffusé une enquête anonymisée, qui a fait l’objet de 70 consultations ; de nombreuses complétions de l’enquête se sont révélées partielles et seuls 20 questionnaires ont été au final entièrement complétés. Toutefois la matière réunie, notamment dans les champs de contributions libres, s’est avérée très riche et a pu nourrir la phase de travail suivante. Le questionnaire et son exploitation, extraits d’une annexe du mémoire, sont reproduits ici :
Clément Grit a ensuite conduit 11 entretiens bilatéraux auprès de personnels de direction de bibliothèques et chargés de missions sur la thématique dans des environnements se complétant les uns les autres :
- Bibliothèques
- Bibliothèques de l’enseignement supérieur et de la recherche : entretiens avec Natalia Leclerc, responsable adjointe des Services aux publics au Pôle Sciences du SCD de l’Université Lyon 1 ; Laurence MACÉ, responsable de la bibliothèque Droits et Lettres au SCD de l’Université de La Réunion ; Nathalie Clot, directrice du SCDA de l’Université d’Angers ; Antoine Tarrago, responsable du service des collections documentaires au SCD de l’Université de Montpellier.
- Bibliothèques de lecture publique : entretiens avec Lola Mirabail, directrice de la bibliothèque municipale de Nantes, et Sophie Bobet, directrice de la médiathèque James Baldwin à la Ville de Paris
- Ministères de tutelle
- Ministère de la Culture, Direction Générale des Médias et de l’Industrie Culturelle, Service du livre et de la lecture : entretiens avec Hanna Toraubully, chargée de mission « Bibliothèques et aménagement du territoire », et Johanna Ouazzani qui l’avait précédée sur cette mission
- Ministère de l’Enseignement Supérieur et de la Recherche : entretien avec Romane Coutanson, chargée d’étude « Gestion de crises, protection des biens et des personnes en bibliothèque »
- Organismes de formation
- Enssib : entretien avec Reine Bürki, responsable du développement des Projets et partenariats, coordinatrice du groupe travail Développement durable et responsabilité sociétale de l’Enssib
- URFIST : entretien avec Raphaëlle Bats, chercheuse et co-responsable de l’Urfist de Bordeaux
- Bureau des acclimatations : entretien avec Fanny Valembois, formatrice et consultante, co-pilote de la section Culture | Livre et édition au Shift Project
Plongée dans la polysémie des mots
Le mémoire de Clément Grit s’intéresse à des concepts dont il souligne la très riche polysémie. Nous vous proposons dans cette partie un petit jeu de définitions, via un abécédaire improvisé :
- C et U comme climat et urgence, comme « Urgence climatique » : le réchauffement climatique se traduit de plus en plus par des catastrophes d’ampleurs variables, comme des tempêtes, ouragans, inondations, incendies… qui appellent à une considération urgente de ces enjeux, dont les bibliothèques aussi doivent pouvoir se saisir pour, tant que possible, anticiper des gestions de crise et s’adapter
- G et C comme « Gestion de crise » : où il s’agit de traiter la crise ; mais aussi tout ce qui l’entoure, de l’anticipation à la réaction, en passant par des phases d’apprentissage et d’adaptation
- R comme Refuge appliqué au mot lieu, où se réfugier : dans les recommandations institutionnelles compilées par Clément Grit, les premiers lieux mentionnés comme des refuges où se rendre en cas d’événements climatiques vont être des équipements sportifs (stades), pensés comme des lieux d’évacuation, de transit et d’accueil ; viennent ensuite les salles polyvalentes pour les collectivités ; les cinémas et salles de théâtre ; les établissements scolaires et les campus universitaires lorsqu’ils sont localisés dans le cœur des villes et non dans les périphéries. Les bibliothèques viennent seulement après.
- R et B comme Refuge appliqué au mot Bibliothèque, soit « Bibliothèque refuge » : ce mot-valise est diversement convoqué dans la littérature professionnelle. Il peut être compris dans une acception pratico-pratique (« bibliothèques dans la tempête », c’était la première idée de titre du mémoire de Clément Grit), en résonance avec le terme de lieu de ressources pour faire résilience. On peut ensuite opérer un glissement de l’accueil d’urgence vers d’autres réflexions prospectives dans lesquelles positionner la bibliothèque…
- R encore, comme Résilience : Clément Grit interroge ce qu’est la résilience utile, la résilience dans toutes ses acceptions (avant-pendant-après dans la durée) tout en alertant sur les écueils consistant à confondre fins et moyens, résilience et durabilité ;
- E et C comme Ethique du care : c’est un soin apporté à l’accueil, une attention à accompagner tous les usagers, avec un point de vigilance qui est de pouvoir placer le curseur : est-ce qu’on accompagne dans la prévention du risque, est-ce qu’on accompagne après la crise, jusqu’à quel point on accompagne… Clément Grit pointe également un risque : la saturation de la part de personnels de bibliothèques qui pourraient trop vouloir porter.
Quels axes de travail pour les bibliothèques ?
Clément Grit évoque d’abord l’axe d’intégrer, dans l’accueil dispensé par les bibliothèques, les problématiques d’accueil climatique, pour répondre à des besoins primaires des personnes victimes de catastrophes climatiques, mais aussi à des besoins moraux : les questions de santé mentale et de risques psycho-sociaux se posant dans ces situations, la bibliothèque peut constituer un lieu pour repérer ces problématiques, les accepter comme telles et orienter les victimes vers des services compétents qui pourront les prendre en charge sur ces plans.
Vient ensuite un axe sur l’accès à la connaissance et les actions de médiation à mettre en place : si la bibliothèque joue un rôle central pour délivrer des informations fiables, l’enjeu de médiation est également essentiel. Nous avons d’un côté une information institutionnelle, de l’autre des informations scientifiques : l’un comme l’autre, pour un sujet sensible comme le climat, peuvent susciter des réactions telles que le défiance ou le déni. Si les bibliothèques se contentent de diffuser une information, sans médiation, elles s’exposent à deux risques : celui d’être confondues avec un discours institutionnel prescriptif, délivrant une information verticale ; celui de ne pas être entendues par une portion de la population rétive aux discours institutionnels, a fortiori dans le champ du réchauffement climatique (climato scepticisme, etc.). La plus-value des bibliothèques dans la résilience climatique réside dans le fait qu’elles puissent imaginer, construire, mettre en œuvre des formes originales de médiation sur ces sujets, à destination de publics variés, dans un échange plus horizontal, qui permettra de se situer au plus près des préoccupations des populations, à commencer par celles qui vont en avoir le plus besoin (enfants, personnes âgées, populations en situation de précarité…).
« Inventaire raisonné de premières initiatives proposées »
Le mémoire propose un tour d’horizon d’initiatives proposées, en particulier aux Etats-Unis et en Australie :
L’American Library Association (ALA) publie sur son site web la ressource Resilient Communities | ALA, « communautés résilientes » en français, afin de promouvoir la soutenabilité (« sustainibility ») dans et par les bibliothèques, et d’outiller les personnels de bibliothèques sur ces enjeux. Parmi les outils proposés dès 2020, le vade-mecum pour les bibliothèques intitulé également « Communautés résilientes » est à consulter ici en anglais dans le texte Resilient Communities: A Programming Guide for Libraries et ci-après :
Des exemples ? Une bibliothèque universitaire en Floride prévoit des stocks alimentaires en cas de crise pour ses usagers. Une bibliothèque à Washington développe un système de ventilation spécifique en cas d’incendie. Au Canada, une bibliothèque à Toronto s’organise pour héberger des personnes fuyant des feux de forêt… Notons que, à l’heure où nous rédigeons ce billet, l’ALA lance un programme de formation et d’accompagnement des bibliothèques pour être actrices et vectrices de communautés résilientes.
En Australie, l’Institut Torrens pour la résilience est à l’initiative, portée par Johanna Garnett, d’un programme « resilient libraries », bibliothèques résilientes en français, pour inciter les bibliothèques à modifier leur approche de la gestion des risques, en passant d’une approche « réactive » à une approche « axée sur le renforcement de la résilience ». Le programme comprend l’élaboration d’une « boîte à outils » pour la résilience des bibliothèques face aux catastrophes, afin d’aider notamment les bibliothèques à évaluer leur niveau actuel de résilience face aux risques naturels : le Disaster Resilience Toolkit for Libraries. Selon l’article Resilient Libraries de Johanna Garnett paru dans le numéro 70 (Issue 3) du Journal of the Australian Library and Information Association en 2021, le kit est destiné à comprendre une fiche d’évaluation de la résilience, des directives sur son utilisation, une évaluation des installations, et d’autres ressources complémentaires. Cette démarche souligne l’aspect systémique qu’il nous faut développer, nous professionnels des bibliothèques, dans la préparation, la gestion puis la réponse aux risques climatiques, tant pour nos institutions, collections (par exemple, via la rédaction des Plans de Sauvegarde des Biens Culturels) et collègues, que pour les territoires et populations proches que nous pouvons épauler.
Un « horizon moteur »
Pour Clément Grit, les bibliothèques représentent un champ large d’actions possibles et sont dotées d’atouts pour constituer des lieux ressource face aux événements climatiques : leur ouverture, leurs espaces, ainsi que les compétences des personnels. Cependant elles rencontrent aussi des freins, systémiques en lien avec le manque de moyens, et plurifactoriels dont les risques pesant sur les personnels en l’état, sans allocation de ressources et sans accompagnement. Les leviers sont ainsi nombreux pour si possible lever ces freins : le recours à une forme de management environnemental, la formation des personnels pour les mobiliser efficacement, l’advocacy et la coopération pour faire système, et bâtir des modèles de résilience en co-construction avec la société civile, les autres composantes de l’environnement immédiat ainsi que les pouvoirs publics et tutelles. Les bibliothèques pourraient, à ces conditions, constituer de véritables et efficients centre de ressources résilients auprès des populations.
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Un grand merci à Clément Grit pour cet entretien ! Nous espérons que la lecture de cet article vous aura donné matière à réfléchir à ces enjeux et plus encore.


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