Les commissions Advocacy et Bibliothèques Vertes de l’Association des Bibliothécaires de France (ABF) conduisent une campagne de plaidoyer sur les bibliothèques actrices de la transition écologique. Dans le cadre de cette démarche, nous avons recueilli de précieux témoignages sur le dynamisme des bibliothèques sur ces enjeux, et nous les partageons avec vous, à travers une série d’entretiens que nous avons eus avec des bibliothécaires engagés ayant répondu à notre enquête. Bonne lecture !
Aujourd’hui, Jean-Marie Feurtet, membre de la commission Bibliothèques Vertes ABF, donne la parole à Laetitia Mordal, directrice de la Bibliothèque Louis Briffod, médiathèque municipale de Cranves-Sales en Haute-Savoie.
Au pied des montagnes : un contexte territorial propice à l’engagement environnemental
Située dans une commune semi-rurale de 8000 habitants, la bibliothèque municipale Louis Briffod (BLB) de Cranves-Sales (Haute-Savoie) bénéficie d’une position intermédiaire à proximité de la conurbation Annemasse-Genève et au pied du massif montagneux des Voirons. Cette commune, la plus étendue de l’agglomération d’Annemasse, possède un important patrimoine forestier et agricole qui est au cœur du quotidien et des attentes de la population.
Créée en 1973 par un comité de parents d’élèves, la bibliothèque s’est installée en 1994 dans la Maison des sociétés, site de vie commune et citoyenne bien identifié de la population, et dont le bâtiment est partagé avec le conservatoire de musique et une salle des fêtes. Cette implantation favorise l’émergence d’initiatives communes, comme l’organisation conjointe d’une exposition sur les pommes et d’un événement « pressage de pommes » à l’automne (avec le comité des fêtes) ; ou avec la mise en place d’ateliers dont les propositions ont été recensées par la bibliothèque lors de la Fête annuelle du Lien (par exemple : atelier de LSF pour bébés, cours de cuisine, soirée généalogie…). En 2019-2022, l’intégration de la structure dans le réseau Intermède (agglomération d’Annemasse) puis la création de deux postes, dont celui de la directrice actuelle, sont suivies de travaux de modernisation du mobilier et d’optimisation d’un espace aux dimensions restant modestes (143 m²). Epaulé par une vingtaine de bénévoles, le nouveau duo a pour mission de créer de nouvelles dynamiques culturelles : eu égard au contexte territorial et au schéma de lecture publique (le réseau Intermède conçoit chaque bibliothèque comme un forum participatif ouvert et met l’accent sur le partage des savoir-faire entre usagers), et dans le sillage de l’inscription alors récente (2019) de la France dans l’Agenda 2030, certains des concepts résumés par celui de « bibliothèque verte » se sont alors imposés. On notera que d’autres bibliothèques du réseau Intermède ont aussi introduit l’écologie parmi leurs propositions de services : Saint-Cergues (fonds documentaire vert et grainothèque), Etrembières et Ambilly (jardins de lecture en milieu urbain).
A la suite de cette phase de renouvellement, et de l’introduction de la gratuité d’inscription dans le réseau Intermède, la fréquentation de la bibliothèque a connu une augmentation significative (+40% en 2023-2024).
Projet de service centré sur le partage et les ressources locales
Dans le cadre de la réalisation du projet d’établissement, l’approche de l’équipe a d’abord consisté à observer systématiquement les usagers, leurs habitudes, leur circulation dans les espaces et leurs besoins, pour développer une action culturelle adaptée voire « sur mesure », en utilisant (notamment) les 17 Objectifs de Développement Durable des Nations Unies comme grille de lecture.
Tout en constituant un nouveau fonds dédié à l’écologie, privilégiant les ouvrages pratiques, la flore endémique du Genevois ou les éditeurs locaux, une phase de tests puis une limitation générale du couvrement des ouvrages aux seuls cas nécessitant une protection ont été décidées. En complément, l’établissement a développé une grainothèque et une bouturothèque, auxquelles les lecteurs contribuent de manière très proactive. L’espace est réalimenté chaque printemps par des commandes de graines non hybridées et d’essences locales (à l’exclusion des plantes invasives ou exotiques). Un recyclage créatif a été mis en place avec certains livres retirés des collections, qui servent à fabriquer les enveloppes de la grainothèque, ou en partant de la pâte à papier produite à l’occasion d’ateliers poétiques.
L’attention aux usages a aussi conduit à instaurer le prêt d’objets, sur place (stock de doudous ou « doudouthèque » pour les enfants) ou à emprunter (lunettes de vue, parapluies, sacs à livres en coton bio, moules à gâteaux, petit matériel de bricolage…). Une bonne partie de ces objets proviennent de dons et sont issus du réemploi.
L’une des forces de la BLB réside dans la priorité mise à nouer des partenariats locaux pour répondre à des problématiques environnementales concrètes. La BLB joue ainsi le rôle de « porte de médiation » pour découvrir le rucher communal, échanger avec l’apiculteur professionnel qui en a la charge, et déguster le miel de Cranves à l’occasion de ces visites. Il s’agit aussi de sensibiliser à la raréfaction, tout aussi effective localement, des plantes mellifères : à cette fin, la grainothèque sert de point d’appui aux ateliers de fabrication de bombes à graines, destinés aux enfants et aux adultes, afin d’ensemencer les alentours ou son propre terrain. Certains usagers récoltent désormais des graines issues des ensemencements précédents pour alimenter la grainothèque, s’engageant ainsi dans une forme de cycle culturel participatif.

Autre exemple mêlant économie circulaire et participatif, la BLB héberge sur l’initiative de deux retraités passionnés de technique le « Repair de Gilbert », proposant des conseils pour réparer objets et appareils électroniques, en responsabilisant et en autonomisant chacun sur ses propres réparations.
Tisser des liens entre convivialité et réemploi : les Tricopines
Si toute bibliothèque représente une forme d’alternative à l’acte d’achat « par défaut », la BLB a choisi de déployer ce principe tous azimuts, au travers d’activités participatives privilégiant la récupération. Les ateliers et rendez-vous « Tricopines » illustrent bien cette attention à créer et favoriser des cercles économiques et matériels vertueux. Spontanément sensibles à un dispositif d’accueil de chaque usager « comme à la maison » (lumières feutrées, nouveau mobilier confortable), les enfants arrivant à la bibliothèque ont commencé par retirer chaussures ou chaussettes, posant dès lors une question d’hygiène autant que de confort. Après avoir écarté l’idée d’acquérir des lots de pantoufles industrielles ou contenant des plastiques, la solution est venue d’un groupe de tricoteuses locales, « Les Tricopines », dont l’une des membres fait partie des bénévoles de la bibliothèque, et auxquelles la directrice a proposé une « résidence » pour confectionner des chaussons et transmettre ce savoir-faire aux parents. L’accord a été informel, les Tricopines apportant leur propre matériel gratuitement, et la BLB assurant l’organisation et fournissant les conditions d’animation et d’accueil (boissons chaudes incluses). Ces ateliers intergénérationnels, organisés toutes les deux semaines, ont rencontré un succès inattendu en attirant des participants de tous âges (des aînés jusqu’aux enfants). En un mois, vingt paires de chaussons ont été réalisées avec des restes de pelotes récupérées (le modèle choisi, en point mousse, étant accessible à tous les niveaux).


Atelier de confection de chaussons en laine à la BLB, avec le groupe « les Tricopines »
Les Tricopines craignaient initialement de ne pas savoir gérer les relations avec des publics variés : grâce au cadre assuré par la BLB, le groupe de passionnées a découvert et consolidé ses capacités de transmission. Après plus d’un an, les chaussons sont devenus une véritable « marque » de présence à la bibliothèque. Des rendez-vous réguliers pour des conseils en tricot ont été instaurés, notamment pour permettre à chacun-e de tricoter ses propres chaussons de lectrice/lecteur, en recourant à des stocks de laine inusitée (donnés par une bibliothèque voisine notamment) ainsi qu’à des modèles toujours à disposition.
« Lire sous un arbre » : la bibliothèque marcotte en forêt


Le bois de Rosses, espace d’accueil ponctuel de lectures et de land art
En partenariat avec les écoles, la bibliothèque organise des animations « Lire sous un arbre » dans la forêt communale de Rosses, proche de Cranves-Sales, plus précisément dans un espace dédié sécurisé (aménagé pour éviter les chutes de branches mortes) facilement accessible y compris aux personnes en situation de handicap. L’équipe y transporte une quarantaine de livres dans des sacs à dos pour « implanter le livre dans un milieu qu’il aide à comprendre, mais qui n’est pas le sien ». Ces séances combinent trois ateliers : découverte de la faune et de la flore, lectures d’albums, et land art. Un projet à plus long terme vise à installer une boîte à lire dans ce sous-bois, le long d’un sentier fréquenté en direction d’Annemasse (en complément de la boîte à lire installée devant la Maison des sociétés et qui a déjà bien trouvé son public).
Défis et perspectives
Les initiatives vertes menées depuis près de trois ans ne rencontrent pas un succès constant. Le prix littéraire jeunesse « Graine de citoyen », qui avait recueilli en 2024 les votes des élèves des deux écoles de Cranves-Sales, a été annulé en 2025 faute d’inscriptions et de propositions reçues à temps. Il a été décidé d’en faire un prix interne à la bibliothèque centré sur la BD documentaire écologique, et élargi à tous les publics (incluant également une sélection « adultes »).
Pour les temps à venir, la bibliothèque prévoit d’étendre son action à la sensibilisation sur la faune, en s’appuyant notamment sur l’expertise de cueilleurs locaux travaillant avec des sociétés productrices de cosmétiques. L’objectif serait de développer des circuits d’éveil à l’environnement pour faire connaître les plantes locales, et tenter de réimplanter des graines endémiques face à la prolifération d’espèces invasives comme les renouées du Japon ou l’ambroisie. La présence d’un tissu économique dans ce secteur par ailleurs a encouragé la BLB à proposer des ateliers de fabrication de cosmétiques bio, d’huiles de soin et de shampooings « faits maison » durant l’événement « Octobre rose ».
L’expérience de la Bibliothèque Louis Briffod de Cranves-Sales démontre qu’un établissement d’une commune semi-rurale disposant de moyens modestes peut devenir un acteur majeur de la transition écologique locale, en valorisant les envies de la population, et en travaillant à l’articuler avec les ressources et les savoir-faire du territoire.
Un grand merci à Jean-Marie Feurtet et Laetitia Mordal pour cet entretien ! Nous vous donnons rendez-vous la semaine prochaine sur le site web Bibliothèques Vertes ABF pour un nouvel entretien afin de continuer d’explorer ensemble les témoignages d’actions vertes menées en bibliothèques : #MaBibliothèqueVerte – ABF Bibliothèques Vertes

Laisser un commentaire