La Commission Bibliothèques Vertes de l’Association des Bibliothécaires de France (ABF) s’attache à mettre en lumière et documenter des initiatives et outils pour des bibliothèques plus vertes et décarbonées, à travers une communauté professionnelle de sensibilisée à investie sur ces sujets : pour atteindre ces objectifs, l’une des démarches-clés consiste à évaluer nos activités, établir un diagnostic qui permette de connaître l’état actuel de l’empreinte environnementale et de situer les points d’évolution à penser.
Dans cette perspective, Jean-Marie Feurtet, membre de la commission Bibliothèques Vertes ABF et de l’association Cyclo-Biblio (que notre blog avait pris le soin de présenter ici), se propose dans le présent billet :
- d’expliciter des éléments ayant trait à des objectifs et modalités d’une évaluation environnementale à travers des dispositifs de bilan carbone
- de partager le fruit d’un travail conduit par deux volontaires de Cyclo-Biblio 2023, Amina Ouehbi et lui-même, consistant en la réalisation d’un bilan carbone simplifié de cet événement : pourquoi réaliser un bilan, comment et quels enseignements ?
Quoi : qu’est-ce qu’un bilan carbone ?
Devenu l’exemple-type du diagnostic quantifié à vocation environnementale, qu’est-ce que le « bilan carbone » et d’où vient-il ? Le concept de comptabilité carbone a émergé en vue d’objectiver d’une manière partagée les émissions de gaz à effet de serre [dorénavant abrégé en « GES »], suite à l’adoption de la CNUCC (Convention cadre de l’ONU sur le changement climatique, Rio 1992) et surtout après le premier protocole international d’engagements contraignants en la matière (Kyoto 1997). Après la publication en 2001 du Greenhouse Gaz Protocol (introduisant notamment la notion de « scopes », cf. infra), le Bilan Carbone (créé au sein de l’Ademe en 2004) et la norme ISO 14064 (2006) sont parmi les premières méthodes à voir le jour. Depuis 2011, l’association ABC – Transition bas carbone est en charge de faire évoluer la méthode Bilan carbone, dont l‘essor est largement lié à l’obligation prescrite par la loi Grenelle II (2010) aux collectivités et personnes morales les plus employeuses de faire leurs Bilans de gaz à effet de serre [BEGES], puis à la diffusion depuis 2015 d’objectifs publics et de trajectoires générales pour le respect des Accords de Paris.
Stricto sensu, Bilan carbone correspond à un canevas méthodologique particulier et à une marque déposée à l’INPI, tandis qu’un BEGES est d’abord défini par un contexte réglementaire (voir la dernière méthodologie officielle publiée en juillet 2022) et par un circuit de remontée et de suivi des données (site Bilan GES de l’Ademe). Les avatars se sont multipliés ces derniers temps : la loi de finances 2021 a ainsi étendu l’obligation d’un « Bilan climat simplifié » (mis à jour tous les trois ans) aux PME ayant bénéficié du plan de relance ; dans l’Enseignement supérieur et la Recherche, le développement d’outils de calculs à l’initiative du GDR Labo 1Point5 et la mise en place prochaine de procédures (plateforme Silabic de l’Amue) devrait permettre d’impliquer des structures de toutes échelles, au-delà du simple rattrapage réglementaire ; etc. De ce fait et par commodité de langage, l’expression « bilan carbone » a été étendue à toute démarche visant à chiffrer l’impact GES de groupes humains, de secteurs d’activités, organisations, ou plus récemment de produits (venant en cela étayer l’ACV, ou Analyse du cycle de vie). En donnant le primat à la pertinence plutôt qu’à la rigueur, l’approche que nous avons adoptée pour Cyclo-Biblio reste typique des BEGES : à savoir une évaluation fournissant des ordres de grandeur, et non une computation précise et encadrée des émissions de GES.
Quelques notions complémentaires s’imposent à ce stade :
- Les facteurs d’impacts (ou facteurs d’émissions) permettent de mesurer en équivalent CO2(eqCO2 ou CO2e) les émissions moyennes de GES associables au cycle de vie d’un objet ou à une pratique donnée. Le dioxyde de carbone (CO2) est en effet prépondérant parmi les GES d’origine anthropique, mais n’est pas le seul à devoir être analysé par un bilan carbone : son pouvoir de réchauffement global (GWP, sur 2 à 10 décennies selon les cas) sert de référence et d’étalon pour mesurer l’impact d’autres GES majeurs liés à l’activité humaine (essentiellement méthane, protoxyde d’azote, ainsi que plusieurs gaz fluorés).
- Les périmètres : on distingue les émissions directes de GES, les émissions indirectes, et différents types de sommes de ces émissions (empreinte, inventaire) ; même si ce découpage tend à évoluer, on considère généralement l’existence de trois périmètres d’émissions ou « scopes » :
- le scope 1 couvrant les émissions dues à l’activité de l’organisme ou à l’existence de l’objet étudié
- le scope 2 correspondant à sa consommation énergétique
- le scope 3 regroupant les autres émissions indirectes : pour Cyclo-Biblio, objet temporaire dont le nombre des dépendances carbone structurelles est limité, nous nous sommes essentiellement concentrés sur les émissions directes
- L’inventaire carbone ne comptabilise que les émissions liées à la consommation sur un territoire donné, tandis que l’empreinte carbone considère les émissions importées. En 2016, le passage du 1er au 2nd procédé, en cessant d’occulter une part essentielle de l’impact d’un pays fortement importateur et partiellement désindustrialisé comme la France, a « provoqué » une augmentation de 50% des estimations d’émissions attribuées à notre pays. Les deux méthodes restent marquées par une dichotomie amont/aval, et l’on peut espérer que des progrès aient lieu dans la prise en compte du scope 3, où se loge l’écrasante majorité des impacts de secteurs-clés de l’anthropocène tels que les services financiers (voir à ce sujet les travaux de Lucas Chancel et du World Inequality Lab), l’extraction d’hydrocarbures et les mines… mais où il reste difficile d’éviter l’écueil des doubles comptages (lorsqu’un même produit parcourt une chaîne d’acteurs, par exemple) ou des dépendances omises (les arbres de causalité pouvant être ramifiés à l’extrême).
- Il est important de concevoir un bilan carbone dans la durée et la réitération : c’est un bon outil pour accompagner une trajectoire de changements concrets vers une empreinte soutenable. Pour autant ce n’est pas un kit technique pour atteindre la « neutralité carbone » : état de compensation global qui, rappelons-le, ne saurait exister qu’à une échelle macroscopique voire planétaire, et surtout pas celle d’une entreprise, d’un organisme ou d’un événement.
Avec deux décennies de recul, les apports de la démarche sont multiples : réduction de dépendances économiques et matérielles, sensibilisation collective aux enjeux socio-environnementaux, image de marque améliorée…
Pourquoi réaliser un bilan carbone de Cyclo-Biblio ?
Pourquoi vouloir appliquer un bilan carbone à une manifestation a priori aussi modeste et vertueuse que Cyclo-Biblio qui s’inscrit notamment dans une démarche de mobilité douce (si vous ne connaissez pas cette manifestation, rendez-vous sur ABF Bibliothèques Vertes – A vélo ! Lumière sur Cyclo-biblio pour la découvrir avant de lire la suite de ce billet).
En bibliothécaires, il nous a semblé qu’un bon exercice de l’esprit critique commençait par soi-même, et qu’il n’était aucune évidence ne méritant d’être interrogée. Les échanges sur l’écologie, excellent terrain de dialogue entre médiation et comportements, étaient très présents sur le tour 2023 (nous l’évoquions dans cet autre billet : ABF Bibliothèques Vertes – Retours de congrès ABF 2023 par notre commission : chaussons nos lunettes vertes) : le principe d’une auto-analyse devient plus naturel quand, à titre professionnel, nous devenons davantage les porteurs de sujets pour lesquels la qualité et la nuance de l’information sont primordiales. Ainsi, la mutualisation même que nous défendons comme vertueuse n’est pas en tant que telle une garantie écologique : elle peut renvoyer à de simples mécaniques d’amortissement et à l’optimisation d’usages dont le bien-fondé reste à discuter ou la substituabilité à évaluer ; à un mode d’accès optionnel à des biens et services par ailleurs massifiés et impactants ; ou à des dispositifs plus approfondis de (mise en) communs, à une approche intergénérationnelle et moins relative de la durabilité, à la mobilisation de ressources immatérielles étayant la soutenabilité.
Ajoutons que pour les deux volontaires Jean-Marie et Amina, l’occasion était belle de satisfaire une curiosité et de se pencher sur ces mécanismes tout en choisissant un objet d’étude aux dimensions raisonnables : évaluer un événement d’une semaine, relativement singulier, est nettement plus simple qu’analyser l’activité courante et historique d’une collectivité, dont le bilan carbone ne pourra être qu’un prérequis ou un chapitre d’une démarche de transition écologique (RSE) plus globale. L’éparpillement d’argent, de temps ou d’énergie que peuvent impliquer les bilans carbone, voire leur effet dérivatif dans la procrastination climatique, sont parfois pointés du doigt. II s’agit en effet de ne jamais perdre de vue les points d’ancrage essentiels à la connaissance et à l’action : de l’échelle individuelle aux secteurs et groupes d’activités, les approches restent situées, les points de vue limités. Il faut s’interdire de faire « parler les résultats » trop littéralement, et surtout ne pas s’enfermer dans l’illusion d’un système clos ayant vocation à une quelconque autosuffisance.
Enfin, dans une société aux penchants utilitaristes qui cherche à mesurer l’efficacité et la qualité de tout en permanence, vous serez conduits, en vue de propager des valeurs ou des règles, à traduire les options en chiffres : leviers de l’optimisation technocratique, refuges de la notion d’ordre, substituts au choix, voire paravents d’objectivité à des arguments d’autorité ou à des lectures politiques, les chiffres sont bien plus que des outils d’aide à la décision ou aux besoins de coordination en collectivité. Ce sujet mériterait bien des développements : voir en particulier la récente publication d’Olivier Martin, Chiffre (éd. Anamosa, 2023) : « fruits de l’activité humaine, [les chiffres] expriment et matérialisent nos décisions, nos valeurs, nos conventions : les chiffres sont des objets sociaux et humains, et non des données naturelles s’imposant à nous ». On suivra avec intérêt la parution, annoncée en 2025, d’un numéro spécial de la revue « Statistiques et société » qui sera consacré aux « nombres écologiques ».
Sans même s’aventurer dans une psychologie sociale du chiffre, c’est entre autres d’organisation de l’influence que traite la manifestation Cyclo-Biblio, qui pose l’advocacy au cœur de ses objectifs : pour se lancer dans une stratégie de changement en direction de la soutenabilité d’un secteur professionnel, et pour incarner une forme d’exemplarité, il faut savoir d’où l’on parle et d’où l’on part, et s’outiller en conséquence.
Comment nous avons réalisé ce bilan carbone
Passons à l’examen de la méthode adoptée.
L’impact GES de l’événement Cyclo-Biblio 2023 est le produit de dispositifs collectifs et de choix individuels. Pour chaque usage ou action, il s’agit de multiplier des données d’activités (DA) par des facteurs d’émission (FE) correspondants, mesurés en (kilo)grammes eqCO2.
Avec la validation du bureau de l’association Cyclo-Biblio, nous avons recueilli les données organisationnelles (camion de location accompagnant le tour, hébergements communs, goodies et impressions de flyers…), et réalisé un sondage Framaforms bilingue visant à recueillir jusqu’à 24 estimations chiffrées individuelles, aussitôt après le tour pour que les souvenirs des participant(e)s restent frais. La période d’activité analysée portait sur 8 jours, à savoir les dates du tour lui-même, la veille et le lendemain.
L’ensemble du questionnaire a été élaboré à l’aide du modèle d’analyse et du simulateur individuel de référence pour les Français : Nos Gestes Climat, développé par l’ADEME et l’association ABC. Tous les facteurs d’impact que nous avons affectés aux données recueillies ont été tirés du référentiel d’empreinte climat associé à ce simulateur (voir ici l’exemple des vols moyen courrier, pris pour référence dans le cas des trajets individuels effectués par avion). A noter, la base publique de référence de FE pour les BEGES réglementaires est aussi fournie par l’ADEME : il s’agit de la base Carbone, en cours d’élargissement sous la forme d’une base Empreinte.
Nous avons identifié cinq périmètres d’analyse :
- alimentation : il a été demandé à chacun(e) de répartir les 18 repas pris en trois catégories : repas avec viande rouge, repas avec d’autres viandes (dont poisson), repas végétariens (ou végétaliens)
- mobilité : nous avons demandé d’estimer le nombre de kilomètres parcourus par avion, voiture (thermique / électrique / utilitaire), bus, TGV, TER, vélo, pour se rendre à Lille et revenir de Dunkerque
- hébergement : en distinguant les nuitées en hôtel, en location meublée, ou en auberge de jeunesse camping
- objets / déchets
- numérique / communication
Du fait qu’il nous manquait 8 réponses sur les 51 attendues, nous avons pris le parti d’extrapoler plutôt que de finaliser le bilan sur des bases lacunaires (estimations au cas par cas pour les mobilités qui représentaient une donnée d’impact cruciale, moyennes reportées d’office pour les repas et hébergements).
Toutes ces données ont été rapportées à l’étalon eqCO2, non pas par carbo-centrisme délibéré (restons conscients que compter en carbone peut éloigner d’un regard écologique global et générer des raccourcis technosolutionnistes), mais par volonté de simplification. On notera cependant que de plus en plus d’outils d’évaluation environnementale introduisent des mesures d’empreintes eau, ressources abiotiques et biodiversité : citons l’outil « GES 1point5 », qui permet aux organismes de recherche français de réaliser leurs BEGES, et qui convertit désormais en empreinte carbone la consommation d’eau et la construction de bâtiments. L’outil SEEDS, calculette d’empreinte environnementale pour les projets de spectacle vivant développée par l’association Arviva, distingue deux postes principaux (bâtiments et fonctionnement) et propose des « scores » biodiversité et ressources en plus de l’empreinte GES.
Il pouvait être tentant d’attribuer des coefficients (utilisables en suivant des méthodes plus complètes telles que QuantiGES, cf. infra) ou de mieux contextualiser et qualifier certains usages : s’agissait-il d’un vélo de location, était-il électrique… Ou encore : comment s’approprier les catégories d’impacts « hébergement » assez arbitraires de Nos gestes climat, en l’absence d’informations sur la durée d’amortissement desdits bâtiments et équipements auxquels le peloton a eu recours ? Les bases de FE à notre portée pour cet exercice ne permettaient pas d’entrer dans un tel niveau de détails, ce qui n’empêche pas de rester conscients – pour choisir un exemple ici hautement symbolique – que la pratique « du » vélo n’est ni associable à des modes de vie homogènes, ni exempte en elle-même de différences d’impacts parfois significatives (voir ci-dessous une liste de FE tirée d’un article de Low tech Magazine).
Analyser et exploiter les résultats pour des objectifs de réduction de l’empreinte environnementale
Les résultats du bilan carbone de Cyclo-Biblio 2023 ont été traités en plusieurs temps.
Le duo calculatrice/calculateur a d’abord transmis un compte rendu détaillé au bureau de l’association Cyclo-Biblio, à travers la présentation suivante que nous diffusons avec l’accord de l’association :
Ce bilan contient une mise en graphique des résultats, des projections contrefactuelles (par exemple : quel aurait été l’impact si tous les repas pris avaient été végétariens ?) et des suggestions d’actions.
Nous laisserons à votre curiosité d’en découvrir les détails, mais retenons-en notamment :
- Un chiffre général : la quantité de GES émis par 48 personnes regroupées autour du même objectif et des mêmes activités durant 8 jours a représenté un peu moins de 8 tonnes eqCO2. Soit sensiblement moins que les 11 tonnes qui auraient pu être atteintes, dans le même temps, en se fondant sur les émissions GES actuelles d’un Français moyen. Rappelons toutefois que nous n’avons que peu enquêté sur nos émissions indirectes, et que tout cela nous situe encore plus loin d’un objectif idéal respectant les Accords de Paris (qui serait de l’ordre de 2,2 tonnes pour un tel groupe à l’horizon 2050) ;
- L’impact disproportionné du transport aérien : ¼ des km parcourus (concernant 16 % des participant(e)s pour des déplacements avant et/ou après l’événement mais pour y participer) l’ont été par avion, et ont représenté près de ¾ de l’impact GES des mobilités liées à l’événement. Ce poids majeur est encore plus sensible en considérant la globalité du bilan carbone, que l’avion obère à hauteur de 40% à lui seul
- Les deux tiers des repas déclarés étaient végétariens et n’ont représenté qu’un tiers de l’impact GES des consommations alimentaires du tour
- Les conséquences écologiques liées à la confection des goodies et des vêtements (et en l’occurrence, des gilets) neufs sont élevées, au point de représenter davantage que les cinq nuitées communes à une cinquantaine de personnes.
Le bureau de l’association Cyclo-Biblio s’est approprié ces résultats en vue de prioriser ses actions à venir, puis de communiquer sur le sujet. Cela a conduit à poser pour ambition générale une réduction d’émissions GES de l’ordre de 2 tonnes en vue des prochaines éditions. Nous vous invitons à consulter l’infographie réalisée par Aurélie Dréan ainsi que la communication sur le site de l’association détaillant les trois axes d’engagements pour atteindre cet objectif « moins 2 tonnes » :
Ces objectifs portent notamment sur les items suivants :
- transports : faire prendre conscience de l’impact GES très important de l’avion et encourager au maximum les mobilités les moins polluantes comme le train, mettre en relation les cyclothécaires avant le tour pour faciliter le covoiturage, inciter les employeurs à prendre en charge les frais au titre de la formation continue
- repas : proposer des repas communs uniquement végétariens, rendre obligatoire l’apport par chaque cyclothécaire de ses propres couverts, demander aux traiteurs de ne pas fournir de vaisselle jetable
- communication : demander aux bibliothèques accueillantes de ne pas préparer systématiquement de sacs de goodies pour 50 personnes, proposer des goodies Cyclo-biblio uniquement à la demande, sensibiliser les différents partenaires aux collations zéro déchet
Enseignements et mises en perspectives : mise en récit, construction d’une conscience collective, éthique
Le suivi de ces décisions impliquera de rééditer le bilan durant plusieurs années : la conservation et transmission de l’ensemble des chiffres et méthodes sont donc naturellement essentielles. Des points d’amélioration dans la procédure resteront identifiables (ainsi l’emploi de la méthode QuantiGES de l’Ademe, bientôt étendue en méthode Empreinte projet, aiderait-il à définir des scénarios de référence et de projection). Gageons aussi que Cyclo-Biblio pourra devenir l’ambassadrice des bilans carbone en bibliothèques, pour lesquelles nous espérons la constitution d’outils de type calculatrice adaptée à leurs spécificités et mutualisant les données du secteur.
Un aspect sous-estimé tient à l’accompagnement d’un bilan par un travail de mise en récit et de construction d’une conscience collective des réalités et des redevabilités (y compris à l’aide de fictions socio-économiques ou littéraires). Nous n’avons jamais travaillé sur des scénarios où Cyclo-Biblio cesserait d’avoir lieu, parce que le cadre même de notre exercice « attributionnel » ne s’y prêtait pas ; c’est pourtant une prise de recul qui éviterait à bien des bilans de légitimer et « naturaliser » sans plus de procès leurs objets d’étude. L’autolimitation ne peut pas naître à la seule lecture de rapports techniques : c’est une disposition qui appelle à considérer les différences entre faire et être, et les champs du non-agir, du renoncement ou de l’évitement. En matière écologique, comme nous le rappellent Alexandre Monnin et al., Héritage et fermeture. Une écologie du renoncement (éd. Divergences, 2021), « déprojeter » des continuums présent-futur obsolètes ou « destructivistes » peut revêtir bien plus d’importance que de chercher uniquement à positiver en projetant des futurs désirables.
C’est dans l’ordre du récit, et aussi de l’éthique, que se situe « l’ombre climatique », catégorie non quantifiable et complémentaire aux bilans carbone, qui vise à tenir compte de l’influence et des choix socio-environnementaux d’une ou plusieurs personnes, en contrepoint de leurs émissions GES. Les tenants de ce concept, porté par la journaliste anglaise Emma Pattee, dénoncent une focalisation sur des mesures et éco-gestes isolés, qui tait la participation ou non des vies ou des activités à faire advenir la transformation écologique. De cette manière, il sera non prioritaire de brider les émissions GES d’une grande usine de vélos ; et de retour aux comportements, on hiérarchisera les motifs de continuer à se déplacer en avion, entre divertissement touristique ou recherches en paléoclimatologie par exemple. En termes de philosophie morale, c’est un peu d’éthique de la vertu qui vient s’ajouter au conséquentialisme traitant l’urgence climatique ; en termes politiques, cela pointe le besoin de régulations et d’arbitrages clairs et justes ; mais cela ne saurait dispenser du travail d’objectivation, qui demeure fondamental et premier. Parvenue à six tonnes eqCO2 la semaine pour promouvoir des services culturels et informationnels mutualisés de première importance, la manifestation Cyclo-Biblio pourra bien voir les deux voyants du bilan et de l’ombre passer au vert.
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