Parlons émotions

La Commission Bibliothèques Vertes ABF vous propose aujourd’hui un billet abordant la dimension émotionnelle voire affective et physique du sujet environnemental, à travers la manière dont les enjeux, voire les signes du changement, climatique notamment, peuvent être perçus et vécus individuellement — et globalement, le collectif étant constitué d’une pluralité d’individus. Cet billet constitue aussi l’occasion de nous interroger : comment travailler ces émotions pour, si possible, les transformer en forces et leviers de nouvelles actions ? Et ce, en pensant à plusieurs domaines d’applications très liés : pour avancer dans notre propre rapport personnel à ce sujet d’une part ; en vue d’appréhender les réactions et positionnements de nos collègues et publics d’autre part, sur ces thématiques d’autant plus sensibles qu’elles touchent notre présent et notre avenir. L’article ci-dessous se fonde sur une sélection de contenus récents pouvant éclairer cette approche complexe mais essentielle, car très humaine.

La peur, la colère et le mal-être face à l’état de la planète

Nous partageons avec vous deux ressources, l’une vidéo, l’autre audio qui, dans leurs premières parties respectives, expliquent les émotions à valence négative qui peuvent recouper le terme d’éco-anxiété :

  • Une vidéo de France TV Education proposant une approche synthétique et accessible du sujet
  • Un podcast d’un entretien, publié sur France Inter, avec le professeur Antoine Pelissolo (chef de service en psychiatrie et co-auteur de l’ouvrage Les Emotions du dérèglement climatique paru en 2021 chez Flammarion)

Après le visionnage et l’écoute de ces ressources, tâchons de prendre du recul pour retenir l’essentiel :

  • Dans la grande majorité des cas, l’éco-anxiété ne relève pas d’une maladie mentale — elle ne deviendrait pathologique que si elle suscitait une souffrance quotidienne très forte voire dans de la dépression ; dans ces cas, il peut être utile de se faire accompagné par des professionnels (psychiatres, psychologues…).
  • L’éco-anxiété traduit, le plus généralement, certes une forme d’inquiétude ou d’anxiété, mais elle est aussi et surtout dans l’ensemble une réaction normale & lucide face à l’état de la planète.
  • Les différents affects individuels sont à situer à l’intérieur d’un phénomène social et sociétal de « mouvements émotionnels liés à tout ce qui nous interpelle dans l’environnement » (pour reprendre les mots d’Antoine Pelissolo). Ce phénomène rejoint plus généralement des dynamiques de peur du changement, associées, et c’est là où c’est à vif, à une perspective de détérioration voire de perte de son environnement.
  • Les populations jeunes, dont le regard est tourné vers l’avenir, sont particulièrement touchées par ces émotions de prime abord négatives, qui peuvent devenir, heureusement, dans un second temps, des forces motrices, et apporter du constructif et du positif, pourvu que l’éco-anxiété soit entendue et dépassée, en libérant la parole et en cherchant des pistes d’actions.

L’émotion comme force motrice

Face aux questions environnementales, l’émotion peut être plutôt négative (à travers les problématiques d’éco-anxiété présentées au début de ce billet) ou plutôt positive (rire de l’écologie, c’est par exemple possible aussi, du moins c’est ce que tendent à montrer les articles www.linfodurable.fr/culture/quatre-humoristes-ecolos et reporterre.net/Guillaume-Meurice-Je-suis-optimiste-car-le-vieux-monde-est-en-train-de-crever).

Nous partageons ainsi avec vous une catégorisation proposée, en anglais dans le texte, par le chercheur Panu Pihkala en 2022 dans son article Toward a Taxonomy of Climate Emotions, et restituée, en langue française, par Camille Déduit et Claire Polo dans leur article La dimension affective de l’éducation au changement climatique ; il s’agit d’une typologie d’éco-émotions associées au changement climatique (climate emotions) repérées via une large revue de littérature :

  • Ensemble 1 : étonnement, surprise, déception, confusion
  • Ensemble 2 : choc, trauma, sentiment d’isolement
  • Ensemble 3 : peur, inquiétude, anxiété, sentiment d’impuissance, angoisse
  • Ensemble 4 : tristesse, deuil, nostalgie, solastalgie
  • Ensemble 5 : forte anxiété, dépression, désespoir
  • Ensemble 6 : culpabilité, honte, sentiment d’inadaptation, regret
  • Ensemble 7 : sentiment de trahison, désillusion, dégoût
  • Ensemble 8 : colère, rage, frustration
  • Ensemble 9 : hostilité, mépris, insatisfaction, aversion (vis-à-vis du fait d’aborder le changement climatique) 
  • Ensemble 10 : envie, jalousie, admiration
  • Ensemble 11 : motivation, urgence d’agir, détermination
  • Ensemble 12 : plaisir, joie, fierté
  • Ensemble 13 : espoir, optimisme, capacitation (empowerment)
  • Ensemble 14 : sentiment d’appartenance, d’être ensemble, de connexion aux autres voire à la nature
  • Ensemble 15 : amour, empathie, bienveillance (caring), compassion

De même que cette classification commence par le négatif pour aller vers le positif, les émotions à valence négative, prises séparément ou dans leur ensemble, peuvent elles-mêmes, au-delà du déplaisir qu’elles engendrent au départ, constituer l’occasion d’une prise de conscience individuelle d’un problème donné (j’ai mal à la planète parce que la planète va mal), voire un point de départ à une action pour protéger à son tour l’environnement : c’est une étape dans un processus de prise en main de l’enjeu environnemental. Comme l’indique Antoine Pelissolo dans le podcast ci-dessus, l’éco-anxiété constitue l’un des signes d’une « confrontation » avec le problème environnemental. Cette confrontation peut donner lieu à un éveil au sujet environnemental, qui pourrait par exemple s’opposer à une attitude inverse que serait le déni. L’éveil en question se traduit généralement, dans un premier temps, chez les personnes rencontrant de l’éco-anxiété, par la recherche de connaissances pour en savoir davantage, obtenir des réponses aux questions qui se posent — un point d’importance sur lequel les bibliothèques peuvent se positionner, pour fournir une information fiable sur ces sujets, via la constitution d’une veille et de partage d’informations en ligne, de collections (livres, revues, films voire ressources pédagogiques…) pour tous les âges, mais aussi à travers des actions de médiations permettant d’aborder ces sujets (par exemple, créer un groupe de parole). Enfin, un renversement de perspectives peut utilement se produire : l’individu, plutôt que de subir une situation (ce qui peut donner lieu à un sentiment d’impuissance, de paralysie et entretenir l’éco-anxiété), peut faire le choix, motivant, d’agir à sa hauteur, à titre individuel (par des écogestes dans son quotidien par exemple) voire collectivement, en s’engageant dans des projets, associations, et/ou au sein de son travail.

Pour continuer de citer l’article de Camille Déduit et Claire Polo : « Les affects vis-à-vis du changement climatique ont fait l’objet de plusieurs recherches qui ont permis de définir certaines stratégies de régulation émotionnelle (coping) constructives, soit certaines façons de les vivre qui limitent la souffrance psychique, tout en conservant une vision claire du problème climatique[…]. Pihkala [dans cet autre article en anglais dans le texte] les décrit comme associant compétences individuelles et agir collectif, énumérant : 1) réguler, pour la limiter, l’anxiété, afin qu’elle ne devienne pas destructrice ; 2) construire et maintenir un équilibre émotionnel quotidien ; 3) trouver un sens à sa vie et chercher perpétuellement à réaffirmer cet ancrage existentiel ; 4) participer à des actions environnementales, individuellement et collectivement ; 5) construire des communautés de soutien entre pairs ; 6) développer et entretenir un lien fort à la nature. En tout état de cause, il s’agit a minima de prendre conscience de ses éco-émotions et de se soutenir mutuellemenent pour faire face au défi existentiel dont elles témoignent. »

Une dernière ouverture, et non des moindres, nous vient notamment d’un séminaire, récent, intitulé Les émotions face aux ravages écologiques : quels enjeux politiques ? : penser l’éco-anxiété, et plus largement toute éco-émotion, moins comme un problème ou une donnée à considérer exclusivement à titre individuel, qu’un enjeu collectif, à porter sur d’autres plans, parmi lesquels le politique et la sphère publique.

***

Par ce billet, la Commission Bibliothèques Vertes ABF espère vous avoir donné des clés pour gérer la large gamme d’émotions que peut susciter l’état de notre planète, et cela tant à titre personnel que dans le cadre de votre travail : dans vos échanges sur les enjeux verts en bibliothèques avec vos collègues, ainsi que dans les interactions que vous pourrez avoir avec les publics sur ces sujets, via vos missions d’accueil et de médiation notamment. Au-delà, pour des agents qui seraient référents « Développement durable » ou « Transition écologique » dans leurs structures documentaires, ces enseignements sur les émotions nous semblent essentiels à connaître et appréhender (dans le sens positif du terme : comprendre, et non craindre) pour animer une dynamique de travail avec les personnels comme les usagers.

L’article se clôt sur l’étroite articulation de ces questionnements anthropologiques avec les dynamiques de politiques publiques — dont participent pleinement les bibliothèques — pour (re)penser, non pas seulement des comportements à l’échelle individuelle, mais aussi les institutions et organisations dont il est très attendu qu’elles se saisissent activement des enjeux environnementaux.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *